B.T. : Cette idée n'est pas nouvelle. Environ dix ans auparavant, j'avais pour projet de construire une pyramide en béton armé avec, plantés sur ses quatre côtés, quatre Mirage 2000 en état de marche. Dans chacun de ces appareils, des pilotes de bords opposés se tireraient dessus sans jamais s'atteindre, puisque chaque avion serait disposé à 45° du sol. Leurs tirs seraient délimités par l'espace vide de l'intérieur de la pyramide. Le but du jeu serait de tirer sans interruption, le perdant étant celui qui cesserait le feu, par manque de soutien extérieur : celui qui n'a plus d'argent pour se munir d'un potentiel militaire est perdu. C'est le principe de toute guerre. Quant aux civils, hors de tout danger, ils seraient devant leur poste de télévision, suivant les événements de cette guerre médiatique.
B.T. : Dans le projet actuel, comme dans celui d'il y a dix ans, les armes sont utilisées dans le but de les détourner de leur fonction première, destructrice, qui sème la mort. Les armes arrivent dans les mains des hommes, non pas par hasard, mais parce qu'il n'y a pas d'autre issue. Les armes parlent, étant donné l'incommunicabilité qui s'est installée entre les hommes. On ne sait pas quoi faire avec elles si ce n'est détruire et tuer. Au même moment, les politiciens parlent, reprennent le dialogue ou tout du moins tentent de le réinstaurer. Ainsi mon système propose de continuer le dialogue à partir du moment où celui-ci est censé ne plus exister. Tout est parti des événements de la guerre du Golfe. J'ai envoyé deux télex à Perez De Cuellar, aux Nations Unies, les 4 et 5 janvier 1991. Le message était clair et proposait d'utiliser les armes traditionnelles - excluant les armes chimiques, nucléaires - comme moyen de communication, qui enverraient le message télex suivant : "rentrons tous à la maison" !
B.T. : Il n'y en a pas eu. Mais si l'autorisation de le faire m'avait été accordée, ce qui peut paraître utopique, j'aurais accepté de le réaliser.
E.D.: Etes-vous un pacifiste acharné, pour avoir ce désir de lancer des messages de paix ?
B.T. : Pacifiste, peut-être, acharné je ne le pense pas, sinon je n'aurais pas utilisé les armes. En fait, personne n'a trouvé un moyen assez puissant pour remplacer la fonction précise et réelle qu'elles ont lorsqu'elles parlent, c'est pourquoi les armes existent. Par leur utilisation, je me sers de leur force et de leur impact aussi bien que de leur bruit. Je souhaite conserver leur usage en leur donnant une autre cible. De plus, dans notre société, celui qui crie le plus fort est celui qui se fait entendre. Je désire donc dénoncer ce principe en refusant que l'on pousse les gens à faire parler les armes pour se faire entendre. Alors, comme l'homme n'est plus en mesure de dialoguer, ni d'écouter, je fais appel à ses yeux : tant que les yeux voient, il existe encore un moyen de communiquer. L'endroit idéal pour réaliser ce projet serait le désert, symbole du silence, où le bruit des armes ne peut être ignoré et où la visibilité du message est totale.
E.D.: C'est donner une seconde chance aux hommes avant l'inéluctable ?
B.T.: J'essaie d'amener un nouvel espace de communication visuelle, qui serait une sorte de "no man's land", donnant ainsi aux hommes la possibilité de détourner le conflit. Cet espace, en tant que porte de sortie, permettrait encore de faire visualiser ce que les hommes, les armes à la main, ont à dire par le message télex.
E.D.: Pourquoi le choix du télex et non pas un autre langage, lisible dès sa première lecture ?
B.T.: Ce qui m'intéresse, dans ce langage machine, c'est son côté universel, et sa lecture officielle. Je transpose sa structure. Ce sont des signes reconnaissables comme un langage codé, même s'ils ne sont pas caractérisés. Par conséquent, il demande de la part du spectateur l'effort de connaître et de comprendre. Ainsi le tableau est dans un premier temps accessible visuellement.Puis suivant le désir de chacun, on peut aller au-delà, par la lecture du message.
E.D.: Dans le télex envoyé aux Nations Unies, vous parlez de page blanche, du ciel et du désert ...
B.T.: Oui, c'est très important pour ce travail, car il représente l'espace donné. L'idée de la page blanche symbolise le drapeau blanc sur lequel je rajoute un message. C'est ce que j'ai souhaité concrétiser dans le premier télex. Les essais de tir sur papier ont vite été abandonnés, car l'aspect visuel n'était pas satisfaisant. En effet, même si le travail est conceptuel, il doit cependant conserver une apparence attirante. Il m'a fallu de plus trouver un support résistant aux impacts de balles, j'ai donc opté pour le verre et le silicone. Ce support est d'autant plus intéressant que l'acte de tirer sur le verre m'a amené à briser une réflexion de deux ordres.
L'effet de miroir du verre lisse est modifié par l'impact de la balle qui crée un fractionnement du spectre lumineux.
© Thomas Bernard